Introduction
»L’histoire est comme Janus, elle a deux visages: qu’elle regarde le passé ou le présent, elle voit les mêmes choses.«
Maxime Du Camp, Paris. VI, p. 315.
L’objet de ce livre est une illusion exprimée par Schopenhauer, dans cette formule que pour saisir l’essence de l’histoire il suffit de comparer Hérodote et la Presse du Matin. C’est là l’expression de la sensation de vertige caractéristique pour la conception que le siècle dernier se faisait de l’histoire. Elle correspond à un point de vue qui compose le cours du monde d’une série illimitée de faits figés sous forme de choses. Le résidu caractéristique de cette conception est ce qu’on a appelé »L’Histoire de la Civilisation«, qui fait l’inventaire des formes de vie et des créations de l’humanité point par point. Les richesses qui se trouvent ainsi collectionnées dans l’aerarium de la civilisation apparaissent désormais comme identifiées pour toujours. Cette conception fait bon marché du fait qu’elles doivent non seulement leur existence mais encore leur transmission à un effort constant de la société, un effort par où ces richesses se trouvent par surcroît étrangement altérées. Notre enquête se propose de montrer comment par suite de cette représentation chosiste de la civilisation, les formes de vie nouvelle et les nouvelles créations à base économique et technique que nous devons au siècle dernier entrent dans l’univers d’une fantasmagorie. Ces créations subissent cette »illumination« non pas seulement de manière théorique, par une transposition idéologique, mais bien dans l’immédiateté de la présence sensible. Elles se manifestent en tant que fantasmagories. Ainsi se présentent les »passages«, première mise en œuvre de la construction en fer; ainsi se présentent les expositions universelles, dont l’accouplement avec les industries de plaisance est significatif; dans le même ordre de phénomènes, l’expérience du flâneur, qui s’abandonne aux fantasmagories du marché. A ces fantasmagories du marché, où les hommes n’apparaissent que sous des aspects typiques, correspondent celles de l’intérieur, qui se trouvent constituées par le penchant impérieux de l’homme à laisser dans les pièces qu’il habite l’empreinte de son existence individuelle privée. Quant à la fantasmagorie de la civilisation elle-même, elle a trouvé son champion dans Haussmann, et son expression manifeste dans ses transformations de Paris. – Cet éclat cependant et cette splendeur dont s’entoure ainsi la société productrice de marchandises, et le sentiment illusoire de sa sécurité ne sont pas à l’abri des menaces; l’écroulement du Second Empire, et la Commune de Paris le lui remettent en mémoire. A la même époque, l’adversaire le plus redouté de cette société, Blanqui, lui a révélé dans son dernier écrit les traits effrayants de cette fantasmagorie. L’humanité y fait figure de damnée. Tout ce qu’elle pourra espérer de neuf se dévoilera n’être qu’une réalité depuis toujours présente; et ce nouveau sera aussi peu capable de lui fournir une solution libératrice qu’une mode nouvelle l’est de renouveler la société. La spéculation cosmique de Blanqui comporte cet enseignement que l’humanité sera en proie à une angoisse mythique tant que la fantasmagorie y occupera une place.